20 février 2008

Henri Salvador au paradis des chanteurs heureux

Une foule épaisse et respectueuse s’est rendue aux obsèques d’Henri Salvador, disparu à l’age de 90 ans, qui ont eu lieu samedi 16 février à l'église de la Madeleine à Paris

10H30 - Une foule impressionnante commence à se former devant les barrières qui cloisonnent le boulevard – froid paralysant mais soleil éclatant comme l’éternel sourire de celui auquel nous venons dire adieu devant le beau monument de la Madeleine. Dans ce quartier luxueux, des personnes de toutes conditions et surtout de tous pays observent, impressionnés par l’ampleur de l’évènement, l’interminable défilé des artistes qui ont côtoyé le chanteur au cœur tendre et au rire fantastique. L’émotion est palpable et la sincérité de chaque personne présente, venue parfois de très loin pour assister à la cérémonie, ne fait aucun doute.

Une photo de Monsieur Henri, en très grand format, se déploie dans le matin paisible de la capitale : guitare en main, chemise bleu azur. Salvador sur ce cliché nous salue dans l’été de sa perpétuelle jeunesse. Difficile d’en détacher nos regards tant il semble, par ses yeux pétillants de bonheur sur cette touchante image, nous signifier que l’heure n’est pas à la tristesse mais au souhait de le savoir tout aussi heureux dans l’autre monde qu’il le fût dans celui où il nous laisse orphelin de son immense talent.

Parmi les personnalités marquantes qui se pressent sur le parvis de l’église, notons la présence d’Eddy Mitchell, le complice de toujours, Line Renaud, la confidente des débuts, de Paulette Coquatrix, l’épouse de celui qui lui donna sa chance dans le temple de la chanson française au milieu des années 50, de Mireille Matthieu (battue par le chagrin), Marcel Zanini, ultra discret, dont la frêle silhouette parviendra à se frayer un chemin au milieu de l’inamovible service d’ordre ou encore Pascal Légitimus, humoriste renommé qui dut trouver chez son glorieux ainé l’instigateur incontournable d’une auto-dérision devenue légendaire.

En voyant tous ces comédiens réunis dans cet instant bouleversant de solennité, acteurs, chanteurs et même animateurs de télévision, on se dit que c’est bel et bien trois générations d’artistes, que son grand talent et l’énorme héritage qu’il lègue à notre patrimoine musicale, qui se fédèrent autour de son souvenir. De Laurent Voulzy à Benabar, tous ont une dette incommensurable envers ce grand monsieur. Pour chacun d’entre eux, il n’aura pas été complètement étranger à l’émergence de leur vocation musicale, artistique, en tous les cas.

Sur un écran géant, placé à l’entrée de l’église, nous suivons dans un silence respectueux, transis de froid dans nos manteaux pourtant épais, la retransmission de la cérémonie religieuse, Philippe Lavil (visiblement très ému) lit un extrait du livre de Job, Jean Pierre Marielle dans sa belle gravité récite un poème de Vian adapté aux circonstances qui nous rappelle qu’une même passion pour le jazz unissait les deux hommes, un texte tendre et caustique d’Ivri Gitlis sur le rire fameux de son cher compagnon, suivi d’une brève mélodie au violon sacralise l’instant en le figeant dans la beauté d’un songe. Deux heures s’écouleront, denses, poignantes, ponctuées par les mélodies d’Henri que le joueur d’orgue introduit quelquefois dans le répertoire religieux en guise de clin d’œil élégant à l’incroyable popularité que ces chansons avaient atteintes au-delà des frontières. Un dernier hommage de ses musiciens qui n’hésiteront pas à entonner dans les murs de l’église un jazz plein de vitalité viendra clore cette cérémonie.

Bientôt 14 h, le sobre cercueil d’Henri Salvador apparait sur les marches de l’église sous les applaudissements d’une foule à la fois émue et comme convaincue qu’il rejoindra un royaume où son rire retentira encore longtemps parmi les anges. Nous oublierons les rafales d’un vent glacé en nous laissant envelopper dans la voix chaude du crooner antillais qui jaillit au moment propice d’un grand haut parleur dissimulé sous les colonnes de l’église ; ses plus belles mélodies « Syracuse » (version originale 1963) – « Jardin d’hiver », « Une chanson douce », « Dans mon île » tressent une haie d’accords subtil pour accompagner l’espiègle baladin de la variété française au paradis des chanteurs.

Didier Boudet

08 février 2008

La terrible beauté de Pharoah Sanders


Né en 1940 dans l’Arkansas, le saxophoniste Pharoah Sanders débute sa carrière en 62 avec le groupe Sun Ra, puis joue avec le grand Coltrane en pleine période « free » à partir de 1965. Son intérêt pour la musique africaine et les textes religieux vont mener Sanders à ouvrir une nouvelle voie dans la musique : l’ethno-jazz. De passage à Paris, Pharoah Sanders a donné un concert au New-Morning le 26 Janvier 2008.

« Car le beau n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons et nous ne l’admirons tant que parce qu’impassible, il dédaigne de nous détruire ». Rainer Maria Rilke par degré entend « inclinaison », « changement d’angle de vue », je préfèrerais pour servir ma parabole lui redonner tout simplement le simple sens de température. Le reste de la théorie me convient. Il y a du terrible dans toute beauté qui se respecte, celui convoqué par la mélodie du vieux sax ténor est le fruit d’un brasier. La beauté de cette musique là, c’est à mille degrés qu’elle flirte avec nos consciences et impose son incroyable climat. C’est une température extrême que diffuse la terrible beauté Sandersienne, presque volcanique qui surgit, sans effluves annonciatrices, du gouffre cuivré que Pharoah tient entre ses mains.
Et Dieu, comme on rêverait de savoir notre barque brisée sur les récifs pour trouver motif à demeurer éternellement sur cette île où le volcan de sa démence musicale éructe sa bienfaisante colère.
Du « terrible » présent dans les multiples facettes de son art mélodique ? J’y crois. Trop de beauté offerte sans ménagement peut revêtir des airs de fin du monde. Mais ce n’est pas un problème, ce que nous recherchons dans l’oeuvre véritable, c’est bel et bien la pulvérisation de nos habitudes et ce soir, nous voilà servis au-delà de toutes espérances, mais il s’agit là d’un « terrible » qui ne paralyserait pas l’auditeur, un mal qui serait volupté (Buchner), qui n’abuserait pas non plus de l’assentiment des auditeurs envoûtés pour anéantir leur part de jugement. Cet effroi positif dont je parle, ultime conséquence d’une surenchère de miracles sonores, nous interroge sur la puissance presque irrationnelle des forces sollicitées par la pratique musicale pour nous emporter si loin de notre humaine condition.
Même si elle « dédaigne de nous détruire », cette beauté là ne fait pas de nous les mêmes hommes lorsqu’elle pénètre dans notre âme. Une fois le concert terminé, la métamorphose est accomplie, l’énergie musicale s’est transvidée dans les plus étroits confinements de notre âme, pas détruits certes mais furieusement chamboulés par la grâce du son. C’est dans cet état liminaire que la plupart d’entre nous rejoindrons les trottoirs animés de la rue des petites écuries.

Un certain public
Malgré la grandeur de la prestation, la confrontation d’un public envoûté et d’un artiste habité est magnifiquement équitable - partage autant qu’offrande – la mobilisation intégrale de nos sens aiguisés n’atténue pas pour autant notre possibilité de réguler les émotions que nos oreilles absorbent. Pour preuve : malgré la force de l’émotion ressentie, les quinquagénaires élégants (souvent entre amis, quelquefois en famille – ce qui fait preuve d’une touchante tentative d’initiation générationnelle) accueillent tranquillement la prolixité du message délivré, réceptionnent avec une sérénité que je leur envie les trouvailles somptueuses et les émouvantes références aux patrimoines intimidant de l’ethno jazz : « My Favorite Things » au premier set, « Karma » au second, « Olé » en guise d’apothéose. Les réactions sont multiples et reflètent bien la joyeuse diversité des personnes qui remplissent la salle.
Quelques hochements de tête plutôt discrets, pudique assentiment au choix des morceaux interprétés par le maître, se devinent parmi les rangées de spectateurs plongés dans la pénombre; discipliné sans être scolaire, chaleureux sans être fictivement bouillonnant, le public néanmoins est en phase avec le spectacle et j’admire la pondération de certaines personnes sagement clouées à leur chaises qui, à certaines notes, remuent vaguement la tête avec la vanité délicate d’un buveur de grand cru dont la sélection pertinente du breuvage confirmerait le professionnalisme.
Comble du paradoxe, le plus excité est un pittoresque vieillard qui ne cessera de danser pendant près de deux heures, de tourner sur lui comme dans un véritable état de transe chamanique. Ceci juste à côté de la porte qui mène aux coulisses et que Pharoah empruntera à plusieurs reprises tout au long du concert ; amusé, le seigneur lancera un bref sourire au senior en sueur qui s’agite sans discontinuer à deux pas de la scène.
Malgré l’effervescence, il est seul à vivre aussi singulièrement cette fête.
Le public se contient (tout en sachant acclamer le tour de force des quatre musiciens) quand il m’est si difficile de manifester une once de mesure dans la gestion de mes affects. Lorsque Karma commence, je tiens ma tête de peur qu’elle n’explose sous l’effet de la joie et les nappes de sons des mélodies les plus aériennes ne sont pas loin de m’arracher des larmes.
Les plus jeunes, souvent des musiciens, observent la langue pendante et l’œil pétillant comme une coupe de champagne, entre envie et désarroi, l’inventivité permanente du style Sandersien. Ce qu’à presque 70 ans, un vieux noir – ancien pensionnaire du métro new-yorkais pendant les années de vache maigre – parvient à extirper de son instrument. Ce son criard, reconnaissable entre tous, jamais obscène, orgasmique sans être dépravé, respectant toujours l’oui malgré les décibels atteints, est un objet de supputations interminables pour ces jeunes gens.
Le public a conscience de la qualité de la prestation offerte par les trois hommes qui accompagnent le boss, maîtrisant les ambiances les plus contrastées, les tempos les plus antagoniques. C’est grâce à une lyrique composition de John Coltrane, ondée rafraîchissante, qu’on revient alors à une palette de sentiments plus nuancés, sensés récupérer le soulagement suscité par des structures musicales moins déroutantes. Le son saura se faire tendre, enrobé dans la plus onctueuse des tendresses mélodiques, cotonneux à l’extrême face à l’incandescence qu’un morceau à peinte achevé semblait ne pouvoir éteindre. Puis le rythme reprend soudain, le fût décroché sous la violence des saccades nous rend le batteur sympathique, même si l’on transpire pour lui de voir un tel gaillard engoncé de la sorte dans un costume aussi élégant qu’étriqué, veste d’une texture formidablement résistante quand on voit ce que ses mouvements fous infligent aux coutures. Le pianiste est efficace, goûteux cocktail d’influence savamment mélangées sur les touches, un peu de Lonnie Liston Smith, de Don Pullen, de Joe Bonner, un zest de Mc Coy Tyner sur les classiques de Coltrane. La multitude des styles assimilés dans le jeu du pianiste est époustouflante. Un dégradé Debussien est presque perceptible sur un morceau dont j’ignore le titre, ceci pour témoigner de la diversité des influences.
Une question s’impose alors ? Quelles sont les alternatives de notre misérable entendement pour résister à cette déflagration ? Nous autres, auditeurs désarmés par tant d’évidence. Quant aux connaisseurs, ils s’en protègent avec un sourire de tendresse calculée, écrin confiant et capiteux, pour accueillir les souvenirs ravivés par la vision d’un musicien que la spiritualité de son message semble avoir préservée des vicissitudes temporelles.

Mr Pharoah et Docteur Sanders
Pharoah ou l’art du contraste. Sa silhouette de jeune homme un peu gauche, timide en son sourire, aussi fin et discret que les sobres cravates qu’il portait à trente ans s’est certes un peu tassée, à cet âge ou tout était encore à faire. Le sideman inspiré de Coltrane, continuateur involontaire d’une œuvre dévorante, seul héritier envisageable dans le fourmillement pathétique des clones glacés du grand patron, semblait trouver dans sa maigreur ascétique un format favorable à la correspondance verticale avec les cieux, vieilli, bientôt septuagénaire, l’embonpoint révélé derrière un polo rayé à la banalité dérangeante. Ce sont les forces telluriques, les couches sédimentaires de la planète dans lesquelles le jazzman semble à présent puiser pour délivrer ses concepts jamais délaissés de paix et d’amour, les prendre à la racine et nous les tendres avec la générosité du patient jardinier, trouvant dans le fruit de ses incantations mélodiques des forces nutritives encore insoupçonnées.
Pharoah, c’est tout autant un musicien créatif qu’un personnage à l’allure incomparable ; une peau d’un noir si profond que lorsque ses paupières s’ouvrent, c’est bel et bien le regard d’un moia qui se révèle ; celui qu’un profane explorateur aurait troublé dans son calme séculaire, débarquant sur les terres d’un prophète à barbiche neigeuse ; oui, brutale vision tant est violent le contraste des blanches pupilles avec l’intense noirceur du visage à présent taillé dans l’ébène le plus pur et donc le plus précieux.
Qu’on excuse ici mon emphase. Je le décris comme un être Divin essentiellement pour justifier mes emportements stylistiques, mais rassurez-vous, Pharoah est plus humain que n’importe qui d’autre et aime à nous le rappeler pour atténuer le magnétisme excessif que sa musique distille dans les rangées où règne une chaleur étouffante.
Il danse quelquefois, se cambre, se cabre, improvise pour nous ménager des pauses salvatrices quelques pas de danses biguinisant et nous prouve ainsi que ses rotules n’ont pas encore jeté l’éponge. Parmi d’autres fantaisies notables que nous n’oublierons pas et qui, en tant que faits passagers, sont paradoxalement l’essence du concert, des râles tonitruants,des invectives rocailleuses, un martèlement de poitrine inattendu aux allures de déclaration de guerre mélodique.
Le temps passe. Et nous ne le sentons pas. L’environnement se modifie légèrement après le deuxième set, progressivement les coulées de lave si caractéristiques de son style vont se muer en subtiles traverses d’eau limpide qu’on verrait bien mener au lac, enfin tangible de la communication totalisante avec un autre monde. Aussi génial que soit Sanders, son humanité, sa bienveillance est de la partie et le dialogue entre lui et nous ne faiblit pas. Belle est la connexion établie avec le public que la proposition de répéter les incantations du musicien surprend avant d’amuser. Les paroles de karma qu’il nous pousse à reprendre en chœur seront un des points forts du concert.

Droit au but
La pause – on parle – entre amateurs ou mystiques du dimanche qu’un instinct sur a cependant guidé dans cette antre magique. Pendant que certain luttent pour attraper la bière qu’une serveuse pleine d’adresse fait arriver jusqu’ à nous, je rectifie dix fois l’âge qu’on donne au leader du quartet à quelques bavards grisonnant qui spéculaient derrière ma chaise. Je corrige quelques noms de compos écorchés par des accents douteux, bref tente de tuer le temps tout en restant immergé dans ma passion.
La reprise de taille (après « My Favorite Things ») c’est « Olé » de Coltrane – deux notes et le cœur bondit dans la poitrine comme un cabri franchissant sa clôture.
Mais aussi « Karma », superbe morceau de 1969, pierre de touche de l’ethno jazz même si l’atmosphère initiale de cet enregistrement d’anthologie est très difficile à retrouver, le reproduire sur une scène aussi exiguë est quasiment impossible à cause du nombre d’instruments nécessaires … L’entendre nous ravit cependant, et le contrebassiste peut nous montrer de quoi il est capable sur un standard qui sans le son tortueux de son instrument perdrait beaucoup de sa puissance. (Dans de telles circonstances, nous regrettons moins les caprices d’un synthétiseur défectueux qui de toutes façons aurait eu bien du mal à recréer la profusion des instruments d’origine, ceux par quoi la version studio tenait véritablement du prodige).
Minuit. Pharoa Sanders, William Henderson, Nat Reeves et Joe Farnsworth quittent l’estrade et moi, je sors dans la rue – comme de nombreux spectateurs – croyant que le concert était terminé. Les minutes passent et la musique resurgit. J’accours à nouveau dans la salle de concert dont les battants étaient restés ouverts pour faire entrer la fraîcheur. La silhouette de Pharoa s’agite sur scène. Ce diable d’homme est revenu sur scène, il est infatigable et nous prend tous par surprise.
Scène surréaliste. Je le rencontrerai une heure après, dans le restaurant qui fait face au New–Morning au milieu de clients accaparés par un match de foot que retransmet la télévision. Quelques mots échangés à la hâte ; l’envie, immédiatement réfrénée, de le serrer dans mes bras ; une photo avec le maître ; une signature sur un carnet tout neuf ; et la soirée se conclut en beauté. Terrible beauté des impossibles rêves pourtant réalisés.

Didier Boudet